L’endroit le plus convenable : l’établissement de Louisbourg et l’Île Royale en 1713
Par Rémi Frenette, Guide-interprète au Musée acadien de l'Université de Moncton
Perchée sur la pointe sud-est du Cap Breton, Louisbourg
est un lieu touristique de renommée internationale et une attestation plus
grande que nature d’une époque marquante dans l’histoire coloniale canadienne. Nommée
site historique national en 1928 et partiellement reconstruite depuis les
années 1960, la plus imposante forteresse française des Maritimes célébrait en
2013 son trois centième anniversaire. En tant que guide-interprète au Musée
acadien de l’Université de Moncton, je commente l’exposition « L’endroit le
plus convenable : l’établissement de Louisbourg et l’Île Royale en 1713 », en
montre au Musée acadien du 29 octobre 2013 au 2 février 2014. Ce projet est le
fruit d’une collaboration entre le Lieu historique national du Canada de la
Forteresse-de-Louisbourg, le Beaton Institute de la Cape Breton University et
les Archives départementales Charente-Maritime de La Rochelle, en France. Mon
commentaire passe en revue les thématiques principales de l’exposition. Je m’interroge
en même temps sur des problématiques reliant le passé au présent pour montrer
comment la discipline historique, les musées et les artefacts constituent un
puissant moteur de réflexion sociétale. En terminant, j’offre une appréciation critique
de « L’endroit le plus convenable ».
Allons-y d’abord avec un peu de contexte. 1713 : le
traité d’Utrecht met fin à la Guerre de succession d’Espagne. Pour garder ses
terres en Europe, la France doit céder du terrain colonial à la Grande-Bretagne.
Elle perd ainsi l’Acadie, soit la partie continentale de la Nouvelle-Écosse, pour
ne conserver que l’Île-du-Prince-Édouard (Île Saint-Jean) et le Cap Breton (Île
Royale). Elle doit alors réorganiser son occupation du territoire en se dotant
notamment d’une nouvelle capitale. « L’endroit le plus convenable » est choisi en
1717. Aménagé sur l’Île Royale depuis 1713 par des Français émigrés de
Plaisance, Terre-Neuve, Louisbourg devient siège gouvernemental français en
région Atlantique. D’importants travaux de fortification sont entrepris et le
campement se transforme durant les années 1720 en un centre d’administration politique,
militaire et commercial bourdonnant d’activités humaines. Son destin sera
court, cependant. La ville est prise une première fois par les Britanniques en
1744 avant d’être reprise par la France en 1748 et perdue à nouveau en 1758. La
forteresse est détruite par les conquérants en 1760. En 1763, le Traité de
Paris scelle la victoire de la Grande-Bretagne sur un territoire qui deviendra,
un siècle plus tard, le Dominion du Canada.
La vie économique et commerciale est un aspect fort de
l’exposition. Située à l’entrée des Maritimes, Louisbourg était un port français
quasiment incontournable. Les navires venaient y échanger des biens venant de
la Nouvelle-France, de l’Europe, des Antilles et de l’Amérique du Sud. Rappelons
que le 18e siècle est à l’aube de la mondialisation commerciale. Les
empires européens possèdent déjà des colonies jusqu’en Afrique, en Inde et en
Asie. Les habitants de la forteresse s’approvisionnent donc facilement en
produits divers comme de la porcelaine chinoise et des verres à tige français,
artefacts exposés sous la vitrine « objets de luxe importés ». Le Registre de
l’Amirauté, ramené à La Rochelle en 1758, est particulièrement intéressant car
il contient les transactions commerciales de Louisbourg entre 1738 et 1744. Il nous
apprend que les marchands échangeaient de la morue contre des matériaux de
construction, du vin, du rhum, du sucre et du « luxe » venant de partout à
travers le monde. Les quantités et les prix sont bien indiqués. Fait
intéressant : les stocks de morue avariée, ou de qualité moindre, étaient
vendus moins chers puisque destinés aux esclaves. Nous reviendrons un peu plus
bas sur ce sujet.
La navigation et la pêche sont aussi très présentes
dans l’exposition. Précisons que l’Île Royale ne s’adonnait pas bien à
l’agriculture comparativement aux terres fertiles de l’Île Saint-Jean et de
l’Acadie continentale. Louisbourg avait donc une économie marquée par le
secteur des pêches, ce qui comprend le séchage du poisson, la salaison, la
vente et le transport. Parmi les artefacts, notons une arbalète qui mesure la
position du vaisseau par rapport au soleil, un loch pour calculer en nœuds la
vitesse du navire, une écope et un pot à sel ainsi qu’une ligne et un crochet pour
la pêche. Certaines cartes géographiques identifient aussi l’emplacement des
bancs et les types de poissons contenus dans le Golfe du Saint-Laurent, le
Détroit de Cabot, le Détroit de Northumberland et le sud de la Nouvelle-Écosse.
Ces informations maritimes établissent au passage des ponts entre hier et
aujourd’hui : comment la présence européenne en région Atlantique a-t-elle
affecté la biodiversité marine? Sur le long terme, gérons-nous ces ressources
de façon durable? Comment ces enjeux s’insèrent-ils dans le contexte du
réchauffement climatique, de la pollution et de la continuité, voir le
développement, de la pêche commerciale? Comment l’histoire maritime peut-elle
nous aider à mieux comprendre les problématiques vécues actuellement dans le
secteur des pêches?
Au nombre de treize et installées chronologiquement sur
les murs de l’exposition, les cartes géographiques portent sur le Cap Breton,
la Nouvelle-Écosse et la région Atlantique. Il est remarquable de voir leur
précision augmenter au fil des siècles et des décennies, non seulement grâce à une
meilleure connaissance du territoire mais aussi au rythme des avancées technologiques,
cartographiques et mathématiques. La première est d’origine italienne et date
de 1565. Son panneau explicatif précise que l’illustrateur n’était jamais même venu
en Amérique. Il se serait plutôt basé sur les descriptions d’un explorateur
pour la dessiner. La deuxième carte est néerlandaise (1602), la troisième est
anglaise (1633) et la quatrième est italienne (1695). Les trois prochaines sont
françaises (1720, 1744, 1755) et les quatre dernières sont anglaises (1765,
1775, 1779, 1781). La forme et le style changent d’une carte à l’autre. Le
public est amené à les comparer entre les époques et les pays et à s’interroger
sur les différentes fonctions associées à chaque type de carte. La diversité
des nations qui tentèrent de cartographier l’Acadie nous ramène également à l’essence
de la dynamique coloniale lorsque les empires caressaient des rêves d’expansion
tous plus grands les uns des autres.
Le cas de l’Aimable Rose est un gros morceau de
l’exposition. Étalées à travers divers documents originaux, les mésaventures du
navire révèlent plusieurs aspects inédits de la vie à Louisbourg. Les autorités
l’arrêtèrent en 1750 pour avoir importé des meubles du Rhode Island car le
commerce entre colonies françaises et anglaises était interdit. On se dit alors
que la contrebande est probablement aussi vieille que l’histoire humaine! Au 18e
siècle, les marchands-navigateurs partaient pendant des mois de Louisbourg vers
le Québec, Terre-Neuve, la France ou les Antilles. L’absence de technologies de
surveillance modernes devait faciliter les activités contrebandières. Laissés à
eux-mêmes, sans contrôle électronique et sans communication instantanée, il devait
être relativement facile pour un équipage de s’arrêter le long de la côte
américaine, avec les bons contacts et un peu d’audace, pour procéder à des
transactions illicites.
C’est lors des perquisitions de l’Aimable Rose qu’a
été trouvée une lettre provenant d’une certaine Elizabeth Card de Newport,
Rhode Island, adressée à son amant, un marin de Louisbourg. Qui étaient cette
femme et son amoureux? Était-il socialement acceptable que l’amant de cette
femme lettrée soit un marin? Comment vivaient-ils cette relation à distance
entre deux empires ennemis, peut-être dans le secret et même la clandestinité?
Leurs chemins se sont-ils recroisés, se sont-ils mariés, ont-ils eu des
enfants? S’agit-il d’une situation fréquente à l’époque coloniale? Un peu comme
avec la contrebande, cette parenthèse romantique imprègne la forteresse du 18e
siècle d’une aura particulièrement humaine et réaliste.
À l’opposée cependant, l’Aimable Rose soulève des
aspects avec lesquels il est difficile de s’identifier aujourd’hui. Par
exemple, on note un « Homme Noir Libre » dans la composition de l’équipage. Un
autre manuscrit montre que certains résidants de Louisbourg employaient des
domestiques comme des esclaves. L’esclavage est une réalité manifestement
méconnue de l’histoire canadienne. Kidnappés, déportés puis vendus, ils étaient
exploités sans liberté et bien souvent dans des conditions violentes. L’esclavage,
l’assimilation intensive et l’extermination physique figurent parmi les
conséquences les plus tragiques du contact des civilisations. Doit-on voir le
phénomène de l’esclavage au Cap Breton dans la même lignée que celui du sud des
États-Unis? Il faut certainement nuancer. Néanmoins, ces antécédents historiques
sont encore pertinents et ils soulèvent des questions importantes : que
nous reste-t-il de ce passé? Comment mesurer l’évolution du racisme en Amérique
du Nord depuis la colonisation? Avons-nous progressé autant qu’on pense ? Par
exemple, pourquoi aux États-Unis la population noire est-elle surreprésentée
dans les prisons alors qu’au Canada ce sont les Premières Nations? Il y a certainement
ici matière à réflexion et tout cela à partir de la lecture d’un « Homme Noir
Libre » dans l’équipage de l’Aimable Rose.
Si on revient à l’exposition, la plateforme la plus
captivante est probablement l’écran tactile. En phase avec les nouvelles
technologies, attrayant pour les jeunes tout en restant accessible pour les
moins habitués, cet écran permet d’interagir avec une panoplie de manuscrits
originaux, d’images et de textes supplémentaires. Tout peut être agrandi,
rétréci et glissé sur l’écran. On peut même écrire, encercler et souligner, ce
qui soulève un potentiel pédagogique intéressant. Le montage graphique et
sonore est à couper le souffle. L’utilisateur peut visionner des photographies de
l’intérieur de la forteresse et des images captées à vol d’oiseau. Ces
dernières illustrent l’érosion de la côte de Louisbourg au fil des années.
Elles montrent aussi des cratères datant des guerres du 18e siècle. La
fonction la plus intéressante est sans contredit la manipulation de manuscrits numérisés.
Les pièces originales sont trop précieuses et fragiles pour être à la portée du
public. De plus, l’écriture est parfois difficile à lire en raison du vieux
style ou de la petite taille des lettres. Il est donc utile et novateur de
pouvoir manier les manuscrits en format numérique.
Terminons avec
« La complainte de Louisbourg ». Selon l’ethnologue Ronald Labelle, il s’agit
de la seule chanson originaire de Louisbourg ayant survécu jusqu’à aujourd’hui.
Transmise oralement dans la communauté de Chéticamp, au nord-ouest du Cap
Breton, cette ballade française anonyme raconte la chute de la forteresse.
L’installation auditive permet aux visiteurs d’écouter la chanson sur des
écouteurs tout en lisant les paroles sur une feuille. En même temps, un montage
vidéo fait glisser un panorama d’images. La description de Louisbourg dans
cette chanson nous aide à imaginer comment la forteresse était perçue par ses
contemporains. C’était une « Ville admirable, qu’on croyait en sûreté, On t’y
croyait imprenable, mais tu n’as pu résister ». Elle contient aussi des
chiffres – approximatifs? – qui nous aident à nous représenter la chute de la
ville : « En garnison vingt mille hommes, nous avions tant de secours », « J’ai
quitté cent vingt canons, vingt milliers de poudre et de plomb, Quinze mill’ quarts
de farine, et trent’-deux mille boulets ». Enfin, notons quelques traits
linguistiques comme le « y » dans « C’est-y toi » ainsi que la conjugaison
d’ils « faisiont » et d’ils « l’avont ». Ces prononciations qu’on entend encore
en Acadie sont le reflet de formulations archaïques héritées et conservées du
vieux français… De quoi faire rougir les tenants du français « pur » selon qui
la langue acadienne se résumerait à « mal parler »!
En somme, l’exposition s’articule autour d’une variété
de médiums : manuscrits, objets, cartes géographiques, écran tactile et
montage audiovidéo. Les thèmes relèvent principalement d’activités commerciales
et maritimes. D’autres sujets comme la vie amoureuse, la contrebande et
l’esclavage sont abordés dans des documents qui reflètent les expériences
personnelles et professionnelles des habitants de la forteresse. « L’endroit le
plus convenable » approfondit donc notre regard sur l’époque coloniale en
montrant certaines couleurs de la vie quotidienne. J’aurais pu aborder d’autres
thèmes (le statut et les fonctions de l’homme lettré, la diversité ethnique des
engagés de l’Aimable Rose, le choix particulier de Louisbourg pour y ériger la
capitale) mais j’ai dû me limiter. Si vous en voulez plus, allez voir l’expo!
J’ai aussi quelques petites réserves à l’égard de «
L’endroit le plus convenable ». D’emblée, je suis le premier à reconnaître qu’un
projet historique ne peut tout dire. Louisbourg est un terrain d’étude vaste et
complexe. De même, les éléments qu’on choisit de présenter sont limités par
l’angle d’approche préconisé et des contraintes d’espace. J’ai quand même été
déçu par le manque d’information sur les peuples acadien et mi’kmaq. Il aurait
été intéressant de mettre plus en lumière la diversité ethnique de la forteresse,
surtout du fait que les Acadiens et les Mi’kmaq participaient pleinement à la
vie coloniale du Cap Breton. Après avoir suivi une visite offerte par la
conservatrice de l’exposition, Anne Marie Lane Jonah, j’ai également réalisé comment
certains détails croustillants peuvent échapper au public. Mme Jonah pouvait
contextualiser chaque artefact, donner des informations inédites et vraiment
donner vie aux objets inanimés. Les visiteurs n’auront pas cette chance. C’est
dommage, mais inévitable ; la conservatrice ne peut pas rester sur place
et les employés du Musée, bien que compétents et toujours prêts à accompagner
le public, n’ont pas la formation spécialisée de Mme Jonah. J’aurais donc apprécié
davantage de texte par exemple pour accompagner les artefacts et les vitrines.
Il y en a déjà, bien entendu, mais dès qu’on en sait un peu, on en veut plus.
Enfin, il aurait intéressant d’avoir plus d’accent sur la vie familiale dans la
forteresse. L’aspect social et quotidien est tellement fort dans l’expo qu’on
aurait facilement pu inclure une section sur la vie maritale, le travail des
femmes ou l’éducation des enfants.
En final, « L’endroit le plus convenable » figure
parmi les expositions les plus captivantes que j’ai eues la chance de voir dans
mes quatre ans au Musée acadien de l’Université de Moncton. Par la richesse des
artefacts, des médiums et des thématiques, le public général et les académiques
y trouveront tous de quoi se stimuler l’esprit. La grande force de l’expo
réside dans son humanité : en marge du récit traditionnel
militaro-politique, « L’endroit le plus convenable » guide le visiteur dans un
univers entremêlant les vies sociales, ethniques, professionnelles et
amoureuses – et parfois criminelles – des contemporains de la forteresse. Les
amateurs d’ethnologie et d’histoire sociale et coloniale ont particulièrement
intérêt à y faire un tour. Les autres aussi tant qu’à faire, parce que c’est
toujours une bonne idée que d’aller se labourer les neurones au Musée acadien!
Commentaires
Enregistrer un commentaire